Les cimetières juifs de Mogador-Essaouira

Heureux sois-tu,
pays aux nombreux fils

et aux nombreuses tombes1

Asher Knafo

Les cimetières juifs de Mogador-Essaouira sont le lien entre les juifs émigrés et leur ville natale.

À Mogador-Essaouira, il y a deux cimetières : le « vieux » cimetière, séparé des rochers et de la mer par un long mur qui, malgré sa hauteur, n’arrive pas toujours à contenir les vagues qui s’abattent sur les tombes et en effacent les épitaphes. Ce cimetière, où se trouvent des milliers de pierres tombales toutes faites en pierre rocheuse, a servi jusqu’aux environs de 1875. Vers cette date, on commença à enterrer dans un nouveau cimetière situé en face de l’ancien. Le vieux cimetière est très visité car c’est là que se trouve la tombe du vénéré Rabbi Haïm Pinto (1743- 1845)2 en 1998, un mausolée a été édifié sur sa tombe. Le jour de sa Hilloula des milliers de personnes viennent du monde entier pour s’y recueillir et surtout pour fêter son souvenir car c’est là le sens même du mot « Hilloula ».

Mais le propos de cet article est plutôt le «nouveau» cimetière. L’histoire si riche de la communauté juive de Mogador se retrouve sur les tombes de ce cimetière, car ici les pierres sont loin d’être muettes.
En 1944, à la mort du grand rabbin Avraham Ben Chochane, la communauté juive décida de l’honorer en l’inhumant dans une chambre près du mur ouest du cimetière. Après lui furent enterrés successivement dans des chambres à part les rabbins Messod Tamssot, David Attar, Yossef Melca et Mordekhay Avitsror. Auprès d’eux sont enterrées également dans des chambres les veuves de Rabbi Messod Knafo et de Rabbi Avraham Ben Chochane. Le visiteur pourrait se tromper et croire que ce sont là les personnages les plus importants enterrés dans ce cimetière, rien n’est plus faux. En effet, disséminés entre les milliers de tombes se trouvent les sépultures de géants tels que Rabbi David Elkaïm (?-1941) – l’un des plus illustres poètes hébreux –, Rabbi David Yflah (?-1944), certainement le maître de tous les paytanim3 , Rabbi Ytshak Ben Yaïch Halévy (1850-1895), poète et publiciste. Tous trois sont les auteurs du célèbre Chir Yédidot (imprimé à Marrakech en 1921)4 . Dans ce cimetière sont enterrés, également, le grand rabbin Yossef Knafo (1825-1901), auteur d’une vingtaine d’ouvrages extrêmement importants et son fils rabbi David Knafo (1852- 1937), grand rabbin de Mogador jusqu’en 1937. On y trouve aussi les tombes de grands commerçants ou dirigeants de la communauté comme Yéchoua Afriat, Moses Corcos, Méir Even-Hayim. Et bien d’autres tout naturellement !

Le Maitre des Paytanim Rabbi David  Yflah

Le grand Rabbin de Mogador Rabbi David Knafo


Dans le vieux cimetière, les épitaphes sont pour la plupart effacées à cause du temps et de l’érosion due à la mer. En revanche, sur les tombes plus récentes du nouveau cimetière, les inscriptions sont encore lisibles bien que nombre d’entre elles soient effacées pour les raisons suivantes :

1. L’espace entre les tombes est si minime que les visiteurs sont obligés de marcher sur elles, ce qui nuit gravement à leur pérennité.
2. À force de badigeonner certaines tombes, leurs inscriptions ont fini par disparaître.
3. L’écriture, sur les somptueuses tombes en marbre, s’efface de plus en plus à chaque fois que l’homme préposé à leur entretien les nettoie avec de l’acide citrique pour les rendre blanches et ainsi faire plaisir à un descendant venu se recueillir sur les tombes de ses aïeux.
4. Le même préposé « retouche » les lettres en les peignant en noir, mais étant donné qu’il ne sait pas lire l’hébreu, il déforme les lettres et rend les textes incompréhensibles.

5. Les tombes en marbre noir n’ont pas résisté au temps ni aux intempéries, elles se sont tout simplement disloquées et, sur celles qui ont quelque peu résisté, on ne peut plus lire les épitaphes.

Dans la partie avant du cimetière, les tombes sont rangées en lignes droites, dans un ordre parfait ; ce sont les tombes des défunts des quarante dernières années avant le départ des juifs d’Essaouira (les dernières tombes datent de 1963)5 . Les tombes plus à l’intérieur du cimetière datent des années 1875-1930 ; elles sont dans un désordre incroyable : aucun alignement n’est respecté ; il semble parfois qu’elles sont superposées. Il se peut que la raison de ce désordre soient les épidémies ravageuses de la population mogadorienne. Les dizaines de morts qui survenaient chaque jour obligeaient, probablement, les fossoyeurs à enterrer les morts n’importe comment.

J’ai passé un mois et demi à inspecter les tombes, à prendre des photos et à recopier les textes figurant sur les tombes. Plus j’avançais dans mon travail plus je m’apercevais que des centaines de tombes étaient couvertes soit en partie soit entièrement par la terre et la végétation. Voici un exemple qui démontre comment j’ai pu « déterrer » une tombe : sur la tombe d’un jeune homme, Shlomo, fils de Saoud Elkesslassi, j’ai pu lire :

Tombe de Joseph Lugassy

« Les cieux du jeune Shlomo se sont assombris,
Il jouit d’un repos éternel auprès de son frère.»

Je me mis tout de suite à la recherche de la tombe du frère ; j’ai fini par trouver, non loin de là, un espace vide. En creusant légèrement apparut la tombe d’Aharon fils de Saoud Elkesslassi, décédé deux ans plus tôt.

Non loin de là, j’ai découvert une vieille tombe. C’était la tombe d’un homme assassiné sauvagement, voici la traduction de son épitaphe :

Par le sang des morts 6

Par le sang des morts au champ de bataille,
par la sève des héros Le cœur des guerriers se glace d’effroi.

Charmant compagnon, palme de dattier
À l’esprit fidèle et droit
Le sang versé a brisé la jeunesse
Un juste pur et intègre est perdu à jamais
Par les mains de cruels dénués de pitié
L’ennemi ignoble qui a éliminé corps et âme
Hélas ! Il a assassiné et hérité
Il lui a planté sa lance dans la poitrine
De sa pique il lui a fendu le crâne
Dieu vengera le sang versé de ses serviteurs
De même que le sang de cet homme honorable,
Qui prodiguait ses forces et ses biens aux malheureux
Prématurément arraché à la vie, lui, l’homme aux mains propres
Le juste et pur
Messoud Amzallag
Assassiné le 12 Chevate
Enseveli le 21 du même mois.7

En l’année 1900

 

Par la suite, j’ai retrouvé pas moins de cinq tombes d’assassinés, en général des marchands qui passaient avec leurs marchandises de village en village, attaqués pour leur argent.

Tout près de la tombe du rabbin Yossef Knafo, j’ai pu dévoiler la tombe d’un éminent personnage de Mogador : il s’agit de celle de Rabbi Ytshak Ben Yaïch Halévy, rabbin très érudit, poète et publiciste. Il était correspondant du journal hébraïque de Varsovie Hatsfira. Dans ses articles, il fustigeait les mœurs de ses concitoyens et surtout leur tendance à aller prier sur les tombes des saints. Il était poète et co-auteur avec Rabbi David Yflah du livre Roni Vessimhi qui était un recueil de poèmes liturgiques, prédécesseur du recueil Chir Yédidot cité plus haut. L’eulogie sur sa tombe est un très beau poème philosophique. Qui était l’auteur de ce poème ? La richesse du style et du vocabulaire nous font penser, tout de suite, à ceux de Rabbi David Elkaïm.

Qui étaient les auteurs de ces textes si élaborés sur une grande partie de ces tombes ? Les épitaphes qui nous dévoilent leurs auteurs sont très rares ; l’une d’elles, celle de Rabbi David Yflah, porte une signature au bas de la pierre tombale : « Celui qui se lamente » H. Sebbag. La pierre tombale du grand poète Rabbi David Elkaïm contient une allusion qui nous dévoile le nom de l’auteur: Rabbi Mordekhay Zafrani. Rabbi Yossef Melca (1868-1957), chanteur et poète, a écrit plusieurs épitaphes ; son petit-fils, Haïm Melca, a conservé sept copies de ses épitaphes.

Le grand poète Rabbi David Elkaim

 

Le paytane-poète Rabbi Yossef Melca

 

L’original d’une épitaphe de Rabbi Yossef Melca

Voici la traduction de l’une d’elles :

Épitaphe de David Brami
Ici repose Un homme de valeur, amoureux de Sion
Homme pieux aimant sa nation
Serviteur de Dieu qui est aux cieux
Envers les pauvres bon et miséricordieux
Il a dû supporter pendant de longues années
Des souffrances, les nuits et les journées
Et voici que La Voix l’appelle :
Viens vers moi homme mortel
Et toi l’âme garde le silence
Pendant que vers mes cieux tu t’élances.
Et soudain il a fermé ses yeux pour toujours
Et ses enfants le pleurent nuit et jour.
Voici son nom vénérable :
David Brami
Décédé un jeudi 29 Iyar 5706 (1946)


Rabbi Haïm Chochana de Marrakech a écrit un livre Rahach libi, dont une grande partie est dédiée aux épitaphes qu’il a composées surtout pour le cimetière de Marrakech ; mais on peut y trouver aussi des épitaphes écrites pour Mogador, dont celle du grand rabbin David Knafo.

On doit les plus belles épitaphes à Rabbi David Elkaïm. Il ne signait pas sur les tombes mais son style est souvent reconnaissable. Le destin a voulu que ce grand poète fût également un grand artiste. Il était portraitiste, enlumineur d’actes de mariage, fabricant de meubles de belle facture. Il était également marbrier, graveur sur marbre et bâtisseur de tombes. Or, le fait que le même homme façonnait le marbre, y gravait les épitaphes, bâtissait les tombes et surtout composait les épitaphes fait que l’on peut trouver dans ce cimetière des dizaines, voire des centaines, de tombes dont il est l’auteur des épitaphes. Voici une épitaphe, probablement écrite par lui :

 

Là a été enseveli
Un sage droit et fidèle
Couronné du diadème de la Tora8
La Tora révélée et la Tora cachée9
Disparu, le Juste qui nous éclairait de sa Tora
Quelle douleur pour les siens !
Ah ! Pourquoi cette peine de nos cœurs
Pourquoi nos yeux sont en pleurs ?
Cependant ! Là où il est, il s’adoucit par l’Aura
Là on lui dévoile les secrets de la Tora
Là il prie devant le Drapé de Lumière10
Pour le bien des siens, et pour qu’Il décrète : finis les malheurs !11
Voici son bon nom, le rabbin parfait12
Modeste autant que Hillel13, notre Maître le rabbin14
Meir Zafrani méritant du monde futur15
A été interpellé devant Dieu16
Lundi 18 adar 569817
Selon le verset18, « j’ai entendu et mon sein a frémi. »19

Les pierres tombales nous révèlent l’histoire de la communauté d’Essaouira, la généalogie, les fonctions des personnages, leurs métiers, leurs qualités, leur production littéraire.

Il faut dire aussi que toutes les tombes, hormis deux ou trois, portent des épitaphes en hébreu et, comme je l’ai dit plus haut, des épitaphes fort élaborées. Or, la grande partie des juifs de Mogador ne comprenait pas cette langue ! Pour qui donc étaient écrites ces belles épitaphes ? Pour l’art ? Pour les défunts ? Pour la postérité ? Pour l’Éternel qui voit tout ? Ou peut-être pour toutes ces raisons à la fois ?

Je ne pourrais terminer cet article sans rapporter une histoire d’amour merveilleuse trouvée au beau milieu du cimetière. C’est le texte extraordinaire écrit par David Yflah à la mémoire de sa femme chérie (ce n’est pas le poète cité plus haut qui n’a pas eu d’enfant or celui-ci avait des filles). Nous n’en connaissons pas l’auteur ; étais-ce l’œuvre du mari lui-même ? Ou bien l’œuvre du poète Rabbi David Yflah, vraisemblablement membre de sa famille ? Ou était-ce encore une fois le produit du génie de Rabbi David Elkaïm ?
Voici la traduction du poème:

Elle m’a prodigué le bien tout au long de sa vie20

Ma femme, ma femme
Amie de mon âme, amour de mon cœur
Gracieuse gazelle, gazelle de l’amour
Femme de ma jeunesse, tu étais mon soleil et ma lune
Dans ta lumière, je voyais la lumière des étoiles
Je cherchais ton approche de tout mon être
Mon prestige était dû à toi et à Celui qui siège parmi les anges21
Entre tes mains j’ai placé ma force, mon ardeur et ma foi.

Parents, amis, proches bien-aimés,
Elle a été mon soutien quand j’étais sur le point de m’écrouler
Elle a lutté pour que je sois heureux entre les heureux.

Avec la douceur de ta parole tu enchantes tous les cœurs
La lumière de ton visage est pure comme une flamme transcendante
Tu es humble et modeste et prête à t’abaisser
Jusqu’à terre pour les enfants et les vieillards.
Lamentation de David22
Femme valeureuse, couronne de ma tête
Ma part en ce monde et mon destin
Qui a créé ma joie et mon allégresse
Pleine de qualités
Qui honore la Tora
Pure et craignant Dieu
Pourvue de toutes les vertus
Aimée de tous
Toujours à la recherche du bien.

Son calme et son enseignement
Le courage de sa foi et son attachement à la justice
Son amour et l’aura de sa lumière.
Dès que vint son jour23 elle quitta la maison de son mari et de sa mère
Et soudain son logis s’assombrit, et elle n’avait plus ses fils24.
Les filles qu’elle avait élevées dans ses bras se lamentent :
Ô ! Ô ! Notre mère Yacotte
Pourquoi nous as-tu abandonnées comme des brebis sans berger
Nous sommes maintenant un troupeau égaré !

Comment dorénavant me contiendrai-je et combien souffrirai-je ?
Mes larmes couleront comme les eaux du déluge
C’est la mort dans l’âme
Que j’accepterai le verdict divin
Mes yeux ne quitteront plus sa tombe
Cette pierre j’en ai fait un monument
En signe de souvenir d’amour
Pour le repos de la lumière de mes yeux, de l’honorable – vertueuse,
Perle précieuse, belle, pure et limpide,
Son nom lui convient et elle convient à son nom25.
Mon épouse, mon amour,
Madame Yacotte
Femme de l’honorable David Yflah que Dieu le protège
Son soleil s’est assombri26
Le lundi Tammouz 1907

 

1 D’Abraham Ben Saoud. J’ai relevé ce titre de sur la tombe.
2 Surnommé « le Grand » pour le distinguer de son petit-fils Rabbi Haïm Pinto enterré à Casablanca.
3. Chanteurs de piyout, poèmes liturgiques.
4. Le livre des poèmes liturgiques qui sert depuis de référence à tous les chanteurs liturgiques. Le maître des paytanim Rabbi David Yflah. Le grand rabbin de Mogador Rabbi David Knafo.
5. À part 3 ou 4 morts enterrés après cette date.
6. Traduit par Annie et Asher Knafo.
7. L’écart entre les deux dates est dû probablement au temps passé entre le jour de l’assassinat et celui de la découverte du corps.
8. Selon le premier chapitre du Pirqué avot (Préceptes des Anciens) qui dit que trois couronnes existent : la couronne royale réservée aux descendants de David, la couronne des prêtres (cohanim) réservée aux descendants d’Ahaon hacohen et la couronne de la Tora qui est à la disposition de tous ceux qui étudient la Tora.
9. Il y a le Niglé, la Tora visible, que nous pouvons comprendre, et il y a le Sod, tout ce qui est caché dans la Tora et que seuls les initiés peuvent découvrir.
10. « Oté Ora » : Dieu par définition est habillé, auréolé de lumière.
11. Véyomar day latsara (ou létsaroténou) (« Et il ordonnera que les malheurs cessent ») : terme utilisé pendant les sermons mortuaires.
12. Hahakham hachalem : formule consacrée pour désigner les rabbins de grand mérite.
13. Hillel, le grand savant talmudique était célèbre pour sa modestie, et on trouve souvent cette formule sur les tombes des rabbins importants.
14. Kmoharar : formule contractée composée de quatre mots qui veulent dire textuellement : Notre vénérable rabbin (tel et tel).
15. Zilha : formule contractée composée de quatre mots utilisée seulement pour les rabbins considérés comme tsadikim.
16. Nilba : formule contractée composée de quatre mots qui remplace le mot décédé (il existe des dizaines de formules pour dire « décédé » et j’en parle dans mon article publié dans Brit 29.
17. 1938.
18. Les auteurs des épitaphes choisissaient un verset de la Bible dont la valeur numérique égalait l’année en cours. Il fallait que ce verset exprime l’état d’âme de l’auteur (comme dans ce cas) ou une situation analogue, par exemple si une femme nommée Miriam décède, on pourrait choisir le verset « Et Miriam mourut là », et si les chiffres ne correspondaient pas exactement, l’auteur ajoutait un point sur les lettres qu’il fallait compter.
19. Habacuc 3-16.
20. D’après Les Proverbes où il est écrit : Elle lui a prodigué le bien tout au long de sa vie (31-12).
21. Dieu (Yochev Kérouvim – assis parmi les Chérubins).
22. D’après Samuel B-1.
23. De quitter ce monde.
24. Peut-être pour dire le Kadich.
25. Yacotta en arabe est une pierre précieuse.
26. Elle est décédée.